Amour, ô mon amour, immense fut la nuit, immense notre veille où fut tant d'être consumé. Femme vous suis-je, et de grand sens, dans les ténèbres du coeur d'homme. La nuit d'été s'éclaire à nos persiennes closes; le raisin noir bleuit dans les campagnes; le câprier des bords de route montre le rose de sa chair; et la senteur du jour s'éveille dans vos arbres à résine.
Femme vous suis-je, ô mon amour, dans les silences du coeur d'homme. La terre, à son éveil, n'est que tressaillement d'insectes sous les feuilles: aiguilles et dards sous toutes feuilles... Et moi j'écoute, ô mon amour, toutes choses courir à leur fins. La petite chouette de Pallas se fait entendre dans le cyprès; Cérès aux tendres mains nous ouvre les fruits du grenadier et les noix du Quercy; le ratlérot bâtit sons nid dans les fascines d'un grand arbre; et les criquets-pèlerins rongent le sol jusqu'à la tombe d'Abraham.
Femme vous suis-je, et de grand songe, dans tout l'espace du coeur d'homme: demeure ouverte à l'éternel, tente dressée sur votre seuil, et bon accueil fait à la ronde à toutes promesses de merveilles. Les attelages du ciel descendent les collines ; les chasseurs de bouquetins ont brisé nos clôtures; et sur le sable de l'allée j'entends crier les essieux d'or du dieu qui passe notre grille... Ô mon amour de très grand songe, que d'offices célébrés sur le pas de nos portes! que de pieds nus courant sur nos carrelages et sur nos tuiles!...
Grand Rois couchés dans vos étuis de bois sous les dalles de bronze, voici, voici de notre offrande à vos mânes rebelles: reflux de vie en toutes fosses, hommes debout sur toutes dalles, et la vie reprenant toutes choses sous son aile! Vos peuples décimés se tirent du néant; vos reines poignardées se font tourterelles d'orage; en Souabe furent les derniers reîtres; et les hommes de violence chaussent l'éperon pour les conquêtes de la science. Aux pamphlets de l'histoire se joint l'abeille du désert, et les solitudes de l'Est se peuplent de légendes... La Mort au masque de céruse se lave les mains dans nos fontaines.
Femme vous suis-je, ô mon amour, en toutes fêtes de mémoire. Écoute, écoute, ô mon amour, la bruit que fait un grand amour au reflux de la vie. Toutes choses courent à la vie comme courriers d'empire. Les filles de veuves à la ville se peignent les paupières; les bêtes blanches du Caucase se payent en dinars; les vieux laqueurs de Chine ont les mains rouges sur leurs jonques de bois noir; et les grandes barques de Hollande embaument le girofle. Portez, portez, ô chameliers, vos laines de grand prix aux quartiers de foulons. Et c'est aussi le temps des grands séismes d'Occident, quand les églises de Lisbonne, tous porches béant sur les places et tous retables s'allumant sur fond de corail rouge, brûlent leurs cires d'Orient à la face du monde... Vers les Grandes Indes de l'Ouest s'en vont les hommes d'aventure.
Ô mon amour du plus grand songe, mon coeur ouvert à l'éternel, votre âme s'ouvrant à l'empire, que toutes choses hors du songe, que toutes choses par le monde nous soient en grâce sur la route! La Mort au masque de ceruse se montre aux fêtes chez les Noirs, la Mort en robe de griot changerait- elle de dialecte?... Ah! toutes choses de mémoire, ah! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu'assemble hors du songe le temps d'une nuit d'homme, qu'il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir! - mais le lait qu'au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c'est à vos lèvres, ô mon amour, que j'en garde mémoire.
Saint-John Perse. 1969
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire