Aragon (Louis) : Chanson noire

Mon sombre amour d'orange amère
Ma chanson d'écluse et de vent
Mon quartier d'ombre où vient rêvant
             Mourir la mer

Mon doux mois d'août dont le ciel pleut
Des étoiles sur les monts calmes
Ma songerie aux murs de palme
             Où l'air est bleu

Mes bras d'or mes faibles merveilles
Renaissent ma soif et ma faim
Collier collier des soirs sans fin
             Où le cœur veille

Dire que je puis disparaître
Sans t'avoir tressé tous les joncs
Dispersé l'essaim des pigeons
             À ta fenêtre

Sans faire flèche du matin
Flèche du trouble et de la fleur
De l'eau fraîche et de la douleur
             Dont tu m'atteins

Est-ce qu'on sait ce qui se passe
C'est peut-être bien ce tantôt
Que l'on jettera le manteau
             Dessus ma face

Et tout ce langage perdu
Ce trésor dans la fondrière
Mon cri recouvert de prières
             Mon champ vendu

Je ne regrette rien qu'avoir
La bouche pleine de mots tus
Et dressé trop peu de statues
             À ta mémoire

Ah tandis encore qu'il bat
Ce cœur usé contre sa cage
Pour Elle qu'un dernier saccage
             La mette bas

Coupez ma gorge et les pivoines
Vite apportez mon vin mon sang
Pour lui plaire comme en passant
             Font les avoines

Il me reste si peu de temps
Pour aller au bout de moi-même
Et pour crier Dieu que je t'aime
             Tant


Louis Aragon - Elsa - 1959

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