Un feu me hante
Si je n'ai plus de bouche, je parlerai quand même, avec mes pieds, avec mes yeux, avec mes poings, avec mes ongles sur les murs, avec mes doigts aveugles dans le braille des jours. Si les bêtes me dévorent, je parlerai par elles. Je serai l'os sonore dans la gueule du silence. Un feu me brûle et me hante. On ne peut pas tenir en laisse un cœur qui prend feu. Si je perds mes mots, je parlerai quand même dans une langue inconnue. J'ai perdu la raison entre l'écorce et l'arbre. Le soleil fait briller les coquillages de mes doigts. Je griffe l'ombre à la lumière de mes ongles. Quand l'étoffe des métaphores est cousue de fil blanc, je tire sur le fil. Chaque parcelle de profit cache une arme. Plus on achète, plus on vend ; plus d'enfants meurent sous les bombardements, plus le cœur en arrache, plus la matière écrase la porcelaine de l'âme. J'écris d'où les bombes surgissent, d'où les enfants ont faim, d'où les hommes trébuchent sur leurs propres lacets. Je lègue mon stylo aux pages qu'on rature. Il est blessé de mots et d'images un peu folles. Son encre sèche mal comme une femme battue, une fleur qu'on piétine, un tapis de prière chargé de dynamite. Je nourris la terre. Je nourris la graine. Je nourris l'oiseau. Je nourris le ciel d'une purée de mots.
Chaque vague enseigne la mer.
J'apprends aux pierres le mot aimer.
Qu'importe qu'on me prenne pour un fou, un déjanté de la tête aux rouages enrayés, j'attends la mer sur le bout d'une phrase, un train long comme le Transsibérien, un bateau en bouteille qui aurait démâté. Flâneur sans solde, voyageur sans bagage, étranger sans pays, j'écoute les oiseaux pépier dans les coquilles de l'encre, une tortue marine fait son nid sur la page.
L'histoire vraie du monde commence par le rêve.
Jean-Marc La Frenière, poète québécois, mort le 5 janvier 2023
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